La connaissance serait-elle à l’entreprise ce que le Tiers Etat était à la France avant la Révolution de 1789 ? Voila la question que je me pose dans ce petit "billet d'humeur"...
Elle semble être « tout » dans le fonctionnement des organisations (information, savoir-faire, compétences, etc.)…mais ne représente rien aux yeux des nombreux décideurs (financiers, chefs d’entreprise, etc. nos Louis XVI contemporains !) et, ce, pour une raison simple : la connaissance est immatérielle, donc difficile à mettre en valeur. Pourtant depuis une dizaine d’années, c’est tout le système économique et juridique qui est réinterprété sous l’angle de la connaissance. Une simple recherche sur une base de données scientifique comme EBSCO nous permet d’illustrer cet engouement : de quelques articles publiés dans les revues scientifiques anglo-saxonnes au début des années 90 contenant le terme « knowledge management » nous atteignons le millier quelques années plus tard.
L’école doctorale « Marché et Organisation » m'a offert de nombreuses illustrations de cette tendance, invitant chaque année un gestionnaire, un économiste et un juriste à échanger leurs visions de cette notion. Cet échange est très instructif. Il a également montré que chaque discipline peut facilement apprendre de l’autre.
Prenons l’exemple des brevets. Une entreprise comme Thomson Multimedia vend plus d’actifs intellectuels (390 millions d’euros) que de biens industriels. Dès lors, comment stimuler cette création de revenu ? C’est au gestionnaire de répondre à cette question. En analysant le fonctionnement des organisations et des communautés humaines qui la composent, ceux-ci ont apporté quelques éléments de réponse à travers la théorie de la création de connaissances (voir les travaux de Nonaka et Takeuchi), celle de l’apprentissage organisationnel ou celle, plus centrée sur le contrôle de gestion, du capital intellectuel, arguant que l’entreprise est composée de différents types de capital - le capital client, le capital humain et le capital structurel (voir les travaux d’Edvinsson, de Sveiby ou de Kaplan et Norton).
Une fois l’innovation stimulée par une gestion active des connaissances présentes dans l’entreprise, que faire des connaissances accumulées ? En élaborant des outils juridiques et techniques pour capitaliser ces « nouveaux biens marchands », le juriste permet à l’entreprise de mettre en place des mécanismes de protection de ces connaissances. Ces « nouveaux biens marchands » désignent tantôt des services (conseil, audit), des produits (bases de données, logiciels) ou des processus (brevets), voire des notions (l’information, la clientèle ou la marque). Ainsi, les droits de propriété intellectuelle sont considérés par les entreprises comme des actifs immatériels qui leur permettent de conserver des marchés. C’est la valeur rattachée à ces biens qui les a transformés d’une chose en une marchandise. Cette transformation permet, par exemple, l’appropriation d’une base de données par une autre entreprise et le transfert de biens immatériels.
Dès lors, comment échanger ces biens immatériels ? C’est au tour de l’économiste de répondre. L’émergence de quasi-marchés des connaissances permet aux entreprises de vendre et d’acheter des connaissances sous forme de brevets et de licences ou de créer des partenariats et des alliances afin de les partager. Sur ce quasi marché, les transactions, en volume et en valeur, se sont accélérées grâce aux NTIC (Nouvelles Technologies de l’Information) : 332 milliards de dollars ont été dépensés sur les quinze dernières années en achat de licences. Ces achats permettent alors aux entreprises de re-mobiliser les connaissances détenues dans l’organisation. A travers cet exemple, nous avons simplement essayé de montrer que la notion de connaissance est riche d’enseignements (que l’on pourrait qualifier de transversaux).
En « mixant » et combinant les perspectives juridiques, managériales et économiques nous pouvons enrichir notre compréhension des mécanismes d’échange et de création de valeur, mécanismes principalement fondés sur les services (des biens immatériels). Dans cette perspective, l’un des objectifs d’une économie fondée sur la connaissance est spécifier les conditions sous lesquelles la connaissance peut être traitée comme un bien tangible reproductible, mais dont les conditions de transférabilité dans le temps, dans l’espace et entre les individus et les organisations sont spécifiques.
Nous sommes véritablement entré dans le « paradigme de la connaissance » - Jean-Louis Lemoigne le désignant comme le « paradigme de la cognition ». Le changement qui en résulte est de « se coiffer d’un nouveau chapeau pensant » : l’entreprise n’est plus uniquement perçue comme un ensemble d’hommes et de femmes recherchant à accroître un profit par le biais d’une organisation optimale mais également comme un réseau de connaissances à la fois tacites et explicites détenues par des communautés de praticiens incités, ou non, à partager leurs « bonnes pratiques ».
Gageons que nos recherches trans-disciplinaires nous permettent, un jour, de convoquer des « états généraux » comme en 1789 et de démarrer la « révolution de la connaissance » pour arriver à convaincre nos décideurs que ce « tiers-état » - la connaissance - vaut bien plus qu’ils ne le pensent…
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